RECHERCHER

Tous addicts, et après… ?

Article publié le 12 février 2014 par Pour l'Unité dans Chronique @

 « Mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif. » (Jean 4, 14)

« Tu embrasses le succès et la gloire, ou bien tu meurs. Perdre c’est mourir ; gagner c’est sentir. » Ainsi commence Courir ou mourir, le livre de Kilian Jornet Burgada, champion hors-norme. Qui ne le connait pas ? Surnommé « l’ultra-terrestre », « le sky runner » ou encore le surdoué de la montagne, il détient tous les records de l’ascension verticale. Il a 25 ans à peine et a déjà tout remporté de ce que compte le monde encore peu connu de l’ultra-trail et du ski-alpinisme. Parmi ses succès, l’UTMB (Ultra Trail du Mont Blanc) remporté trois fois, la Diagonale des Fous à La Réunion, le GR20, une liste interminable de courses de ski  et de trails. Il s’entraîne 30 heures par semaine et avale 600 000 mètres de dénivelé chaque année. Kilian est dans une recherche perpétuelle d’émotions. « La vie c’est les émotions, c’est prendre des risques. La Montagne, c’est le moyen que j’ai connu pour les trouver ; la prise de risque c’est nécessaire pour vivre… ». Son prochain objectif est de gravir le plus vite possible les plus hauts sommets de la planète dans l’aventure « Summits of My Life ». L’été dernier, il a battu le temps d’ascension du Mont-Blanc en moins de cinq heures depuis Chamonix puis celle du Cervin ! Toujours plus vite, toujours plus haut…

Gérard (prénom d’emprunt) a 50 ans. Il a fait toutes les cures et thérapies en matière de sevrages d’alcool. Il arrive un jeudi après-midi dans l’unité de post-cure dont j’ai la responsabilité. Il vient de réaliser sa huitième cure pour arrêter l’alcool. Blasé et à la fois anxieux, c’est son premier séjour dans cette unité des Hautes-Alpes. Il connaît déjà les règles et s’apprête à séjourner quatre semaines dans notre unité flambant neuve de quinze lits au dernier étage du bâtiment. Comme à chaque sevrage, il veut se convaincre que c’est la dernière fois, qu’on ne l’y reprendra pas, qu’il va réussir à s’arrêter ; c’est d’ailleurs sa première post-cure et comme les trois autres patients admis le même jour, il vient « consolider » son sevrage. Alors, il lui en aura fallu du temps pour faire le point, se décider, franchir le pas… Ce n’est pas évident de se reconnaître en difficulté, surtout avec l’alcool, quand on a cru le « gérer », le « maîtriser » jusqu’à réaliser que c’est lui qui nous maîtrise, qu’on n’est plus libre, qu’on est dépendant ! Il en aura fallu du temps !

Deux hommes, deux histoires, si peu en commun… et pourtant ! Qu’est-ce qui pourrait relier ces deux hommes que tout semble opposer si ce n’était d’abord un type de comportement ? Le second se reconnaît dépendant de l’alcool quand le premier s’avoue « addict » à la montagne. Avant, on parlait exclusivement de dépendance. Maintenant, on utilise aussi le terme d’addiction. Même si les deux termes signifient plus ou moins la même chose ; le second, issu du latin et repris aux américains, a introduit une véritable prise de conscience ; si la dépendance évoque un lien à un produit sur lequel on se focalise (ex. l’alcool), l’addiction, elle, signifie littéralement « donner quelqu’un en esclavage à quelqu’un d’autre en remboursement d’une dette » et comporte l’idée de contrainte par corps. Elle a ceci d’intéressant qu’en décentrant la dépendance du lien à un produit, elle remet la personne et son comportement au cœur du problème. Tout cela est conforté par les données neurobiologiques et psychologiques ; quelle que soit l’addiction, avec substance (alcool, tabac, héroïne, cannabis…) ou sans (sport, jeu pathologique, cleptomanie…), il se passe la même chose au niveau du cerveau. L’addictologie qui étudie cela est un domaine passionnant où s’entrecroisent la psychologie, la médecine, la sociologie, l’ethnologie et même la spiritualité !

À l’heure actuelle, on parle souvent d’addiction pour une passion, un comportement répétitif. Il y a pourtant des critères qui permettent de bien la cerner. En gros, il y a deux finalités à ce comportement répété : une recherche de sensation, de plaisir et les moyens de l’obtenir, et/ou un effet médicament, mais pas seulement. Ce qui est commun, c’est l’effet de manque avec agitation ou irritabilité en cas d’impossibilité de réaliser le comportement, un plaisir et un soulagement pendant la durée avec une sensation de perte de contrôle durant le comportement. Il y a aussi une impossibilité de résister aux impulsions. Peu à peu, on sacrifie les activités familiales voire professionnelles ; on perpétue le comportement bien qu’on en connaisse les conséquences négatives avec le besoin d’augmenter sans cesse l’intensité ou la fréquence pour obtenir l’effet désiré ou la satisfaction avec toutes les prises de risque que cela comporte (vol, agression, triche, mensonge, objectifs sportifs hors de portée…). Ces comportements interpellent parce qu’ils font écho à des situations déjà rencontrées, vécues peut-être.

Le premier intervenant dans la prise en charge est bien souvent le médecin de famille. Il existe des centres spécialisés – CSAPA (Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie) proposant des consultations gratuites avec différents intervenants (infirmier, médecin, psychologue, assistante sociale, psychiatre). L’objectif de cette prise en charge n’est en aucun cas de juger, de dire à la personne que son comportement est bon ou mauvais mais bien d’accompagner, car la souffrance est à chaque fois présente : celle qui a mené au comportement addictif, celle occasionnée par ce dernier et celle déclenchée par la privation du comportement ; l’impossibilité de pouvoir faire du sport chez un « sport-addict » est une souffrance terrible mêlant anxiété, dépression et risque de sombrer dans une autre addiction (ex. Patrick Edlinger a reconnu être alcoolodépendant après une grave blessure en 1995 qui l’empêcha de renouer avec la compétition. Ian Thorpe, quintuple médaillé de natation, a sombré dans l’alcoolisme).

L’addictologie est malheureusement une discipline d’avenir car l’addiction est une maladie d’abord existentielle où le comportement vient répondre à un désir d’infini, un besoin de sens. Or, la société a extraordinairement changé durant ces deux dernières générations. Le rapport au temps a été bouleversé par la vitesse de déplacement des personnes et de l’information et l’apparition de contraintes en phase avec cette nouvelle dynamique : performance, maîtrise, efficacité, responsabilité. C’est en cela que notre mode de vie est addictogène. Il porte en lui les germes de l’addiction. Le souci permanent d’efficacité et de performance nous conduit, sans même nous en rendre compte, à des comportements à risque : être en forme, améliorer ses performances de toute nature, s’endormir sur demande, maigrir, rester jeune, découvrir des sensations toujours nouvelles… et éviter à tout prix le contre-pied de cette pression sociétale : le « largage » et la disqualification !

On comprend vite que l’expansion des conduites addictives est étroitement liée à la suprématie d’une idéologie : tout désir, transformé en besoin doit être immédiatement soulagé, sous peine d’une tension difficile à contenir ; le « tout, tout de suite » et le refus de la moindre frustration, cela nous parle tous… (un éventuel lien avec la violence, pudiquement appelée « incivilité » ne saurait être qu’une pure coïncidence…). La prospérité de nos sociétés de consommation a fortement élevé le niveau de satisfaction et la recherche de sensations prend peu  à peu le pas sur la quête de sens. L’addiction, au fond, véritable « maladie philosophique », ne vient qu’anesthésier, endormir cette quête. Dans l’accompagnement au long cours, cette question de la finalité de l’existence et de sa transcendance, du « pourquoi », « à quoi bon ? » est récurrente. 

Ma discipline d’exercice suscite régulièrement en moi un questionnement d’ordre spirituel. Comment ne pas penser à cet épisode de la rencontre entre Jésus et la Samaritaine dans le chapitre 4 de l’Évangile de saint Jean ? Jésus y évoque sa soif, interprétée comme une simple envie humaine par la Samaritaine alors qu’on imagine déjà s’ouvrir d’autres dimensions. Cette dernière se voit proposer une Eau et, si elle la boit, n’aura plus jamais soif. On comprend dès lors que Jésus se place au-delà du simple besoin physiologique en l’opposant à l’Eau, source de vie, de liberté, de gratuité ! On peut aussi entendre que celui qui boira de cette eau-là n’aura plus soif d’autre chose que de cette Eau. Il cessera de se tourner vers ce qui n’apaise pas la soif véritable qui nous habite, il sera libéré d’une dépendance, d’une accoutumance qui est de l’ordre de l’esclavage… car comme le dit l’Écriture : « De son sein, couleront des fleuves d’Eau Vive ! » (Jean 7, 38). Sortir de l’esclavage de l’addiction est souvent vécu comme une Re-naissance, une entrée dans la vraie vie. Oserais-je dire… une résurrection ?

Dokétik