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4e dimanche de Carême (A). À propos de l’aveugle né et du respect du Sabbat.

Article publié le 18 mars 2023 par Père Jérôme MONRIBOT dans Billets spirituels

Homélie pour le 4e dimanche de Carême de l’année A : l’aveugle né de Jérusalem.

Les Évangiles de l’année « A » proposés durant le temps de Carême sont traditionnellement choisis pour préparer les catéchumènes à recevoir l’illumination du sacrement de baptême durant la vigile pascale. Pour ce 4e dimanche, la liturgie de la Parole nous offre ainsi le récit de l’aveugle-né de Jérusalem. Ce prodige est le 7e et dernier signe que Jésus accomplit « précisément » un jour de sabbat, alors même que le Christ savait que ce miracle allait une fois de plus susciter un scandale aux yeux des Pharisiens. Ces derniers, en effet, en véritables juges de la Loi de Moïse, affirmaient que de telles guérisons constituaient en soi une violation explicite de l’observance du sabbat.

Toutefois, comme le récit nous le raconte très bien, les Pharisiens éprouvent comme une contradiction logique insupportable. Autrement dit, tous ces miracles réalisés durant le sabbat constituent un grain de sable dans la matrice intellectuelle de leurs jugements. En effet, si les miracles de Jésus sont bien l’œuvre de la toute-puissance divine, comment Dieu pourrait-il lui-même enfreindre le sabbat ? Cela n’a pas de sens ! Par conséquent, ou bien le soi-disant miraculé et ses parents sont des menteurs qu’il faut excommunier ex cathedra ou bien… ou bien… ce sont eux, les Pharisiens, qui n’ont rien compris au sabbat ! Il semble donc qu’il nous faille nous aussi passer par une juste compréhension de ce qu’est le sabbat pour bien saisir ce que signifie réellement ce miracle opéré par Jésus.

Le sabbat relève tout d’abord d’une institution divine. À ce sujet, la Bible nous rapporte trois textes fondateurs de cette prescription légale. Le premier est extrait de l’Exode (20, 1-17). Mentionnée sous la forme d’un commandement divin à observer, le sabbat nous est présenté comme constitutif d’une Alliance exclusive entre Dieu et son peuple. Le sabbat trouve ainsi sa justification dans le repos symbolique qu’Élohim lui-même observe durant le 7e jour de la création. Par conséquent, chaque 7e jour de la semaine, l’homme doit faire mémoire de cet événement en cessant lui aussi le travail. Le but, en soi, est d’imiter Dieu pour exprimer symboliquement une participation de l’homme au repos du Créateur. En effet, si Dieu est capable de se déterminer lui-même au repos, c’est donc qu’il a une vie bien à lui, indépendante de sa création. D’autre part, si Dieu se décide lui-même au repos, cela ne peut pas être en raison d’une quelconque fatigue physiologique, Dieu n’ayant pas de corps. À la lumière de ce texte, nous comprenons ainsi que l’observance du repos, chaque 7e jour, est en réalité un rite en fonction duquel l’homme signifie symboliquement l’excellence de sa liberté en vertu de laquelle il peut transcender les déterminismes de sa nature humaine qu’expriment les 6 autres jours de la création durant lesquels tout homme « doit » travailler pour subvenir à ses besoins. Le repos du sabbat n’est donc pas d’abord ordonné au repos physiologique du corps (pour cela il y a le sommeil de la nuit) mais il est d’abord un rite destiné à marquer et à distinguer chaque 7e jour comme consacré au Seigneur et à la sanctification de l’homme.

Le deuxième texte est à nouveau extrait de l’Exode (31, 12-27). Ce nouveau texte précise, sous la forme d’instructions concises, ce qu’est le sabbat en lui-même. Dans sa relation d’origine avec le 7e jour de la création, le sabbat doit être encore reconnu, aux yeux des autres nations païennes, comme une représentation symbolique de la sanctification d’Israël. À ce titre, l’institution du sabbat est le signe « perpétuel » de l’Alliance « éternelle » passée entre Dieu et les fils d’Israël. Le repos du sabbat est donc, en quelque sorte, une circoncision spirituelle à travers laquelle tout homme peut considérer la vocation surnaturelle du peuple d’Israël. Le repos du sabbat n’est donc pas, à nouveau, un repos physiologique et bienvenu pour le corps mais un témoignage de foi destiné à souligner la liberté collective d’un Peuple consacré au Seigneur et sanctifié par l’observance de ses lois.

Le troisième texte, enfin, est extrait du Deutéronome (5, 6-21). Tout en rappelant que le précepte du sabbat demeure lié aux commandements de l’Alliance et au 7e jour de la création, ce troisième et dernier texte associe surtout le jour du sabbat au souvenir de l’Exode. Il s’agit, en quelque sorte, d’entretenir la mémoire d’un événement salvifique et normatif pour la foi d’Israël. L’observance du sabbat nous est ici dévoilée comme le temps d’un enseignement sur la Providence divine, en tant que Dieu lui-même s’est historiquement révélé comme celui qui a fait sortir Israël d’Égypte après l’avoir conduit 40 ans au désert pour finalement le faire entrer en Terre promise. Il s’agit donc de faire mémoire d’une délivrance collective et d’une purification individuelle de notre liberté.

Par conséquent, au regard de ces trois textes, en guérissant l’aveugle-né, Jésus a-t-il oui ou non violé le repos du sabbat ?

Tout d’abord, en guérissant l’aveugle-né, Jésus exprime sa totale liberté vis-à-vis d’une stricte observance du repos sabbatique, du moins tel que l’enseignaient les Pharisiens à leurs ouailles. Ce faisant, Jésus accomplit parfaitement le sabbat dont la finalité concerne précisément l’éducation de la liberté humaine. Mais pourquoi avoir guéri cet aveugle de Jérusalem ?

« Rabbi, est-ce lui ou ses parents qui ont péché pour qu’il soit né aveugle ? » La question que les disciples adressent à Jésus est tout à fait légitime. Celle-ci, nous renvoie à la réalité du péché originel qui affecte universellement « le regard de notre intelligence » duquel dépend ensuite l’exercice de notre libre-arbitre. Par ailleurs, en rendant la vue corporelle à cet homme, Jésus lui rend sa pleine liberté de mouvement. Comme tel, le fait de pouvoir nous déplacer librement et sans contrainte, sans l’aide d’aucune autre personne, est le fait souverain de notre liberté humaine. Néanmoins, comme Jésus le lui indique aussitôt, l’homme aura encore besoin d’aller se laver à la piscine de Siloé. Il s’agit là, pour Jésus, de souligner que l’autonomie recouvrée de l’homme a néanmoins besoin d’être purifiée et de s’exercer à travers une obéissance inconditionnelle à la Parole de Dieu.

Par ailleurs, la cécité corporelle de cet homme, affirme Jésus, a été permise par Dieu afin que ses propres œuvres soient reconnues comme celles de Dieu à travers une guérison miraculeuse. En l’occurrence, l’œuvre divine dont il s’agit et dont le prodige est le signe matériel, concerne la propre clairvoyance de notre intelligence. En effet, en illuminant les yeux de l’aveugle, Jésus illumine aussi le regard de son cœur qui peut alors reconnaître et professer en Jésus le Fils de l’Homme dont le prophète Daniel avait jadis annoncé la venue. En guérissant cet aveugle un jour de sabbat, Jésus amène ainsi les témoins de la scène à le reconnaître comme maître du sabbat. « Maître » non pas au sens d’une autorité morale qui ferait comme bon lui semble mais « maître » en tant que Jésus « maîtrise » parfaitement le sens du sabbat au point de pouvoir l’enseigner aux autres à travers sa propre manière d’observer le sabbat.

Par conséquent, à travers les controverses que cette guérison divine suscite dans le cœur des Pharisiens, Jésus entend surtout enseigner aux yeux de ses détracteurs combien sont eux-mêmes dans les ténèbres. En effet, leur interprétation normative du repos sabbatique est en vérité totalement faussée par une compréhension strictement juridique de la Loi. Pourquoi ? Parce que les Pharisiens avaient eux-mêmes fait de la loi mosaïque une idole. C’est ainsi que Moïse – comme le dit ailleurs Jésus – sera lui-même le juge des scribes et des Pharisiens, lui qui avait littéralement interdit toute forme d’idolâtrie. Dès lors, en opérant divinement des miracles précisément le jour du sabbat, Jésus introduit sciemment un biais cognitif dans la pensée des Pharisiens. En effet, si le Christ souhaite qu’ils parviennent eux aussi à la lumière, il faut d’abord qu’ils puissent eux-mêmes éprouver au plus profond de leur cœur ce que sont les ténèbres de leur méprise à l’égard du sabbat : « Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles. » Si malgré l’évidence de leurs erreurs leur endurcissement persiste, ils seront alors coupables d’un péché qui demeure, c’est-à-dire sans rémission possible.

Par la foi qui nous rends nous aussi témoins de la guérison miraculeuse de l’aveugle, nous sommes tous appelés à opérer un propre discernement critique sur la manière dont nous vivons aussi le Jour du Seigneur.

En effet, frères et sœurs, ne vivons pas le Dimanche comme une simple prescription légale de l’Église. Mais comme un jour totalement à part des autres jours de la semaine. Un jour où nous célébrons le mémorial de la Pâque du Christ qui, par l’effet de sa vertu, nous sanctifie et nous permet d’entrer dans le repos de Dieu, de partager ainsi l’intimité de sa vie trinitaire.

Par ailleurs, comme le sabbat était un témoignage de foi aux yeux des nations païennes, que notre manière de vivre le Dimanche soit également un témoignage de foi à travers lequel les non-croyants puissent percevoir que la liberté d’un disciple du Christ transcende ses besoins psychologiques et physiologiques.

Ainsi, par exemple, en refusant de faire des courses le dimanche, y compris pour avoir du pain frais, nous manifestons aux yeux des païens que notre fidélité au Christ transcende les besoins du corps mais encore, à travers cette libre privation, nous faisons aussi l’effort, comme les anciens Hébreux de l’Exode, nous faisons l’effort de nous extraire d’une société consumériste où chacun est finalement l’esclave de ses besoins. En somme, vivons le dimanche comme le moment de notre délivrance et de notre illumination spirituelles.