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La sacralité du prêtre

Article publié le 5 avril 2023 par Père Jérôme MONRIBOT dans Billets spirituels

Homélie pour la messe du jeudi-saint : Institution de l’Eucharistie et du Sacerdoce.

Ces derniers mois, les révélations successives de scandales commis au sein de l’Église nous ont conduits, les uns et les autres, à vivre l’expérience d’une corrélation critique entre la sacralité du prêtre – ordonné pour agir au nom du Christ – et la sacralité que revêt toute victime aux yeux du Seigneur qui, à travers l’institution du Sacerdoce et de l’Eucharistie dont nous faisons mémoire ce soir, se révèle lui-même à la fois comme prêtre et victime. Chez de nombreux catholiques, y compris des prêtres et des évêques, la considération exclusive de la sacralité des victimes devrait provoquer l’Église à remettre en cause la sacralité du prêtre, sous prétexte, affirment-ils, que cette vision du prêtre conditionne les plus faibles à se laisser abuser, psychologiquement ou corporellement. Toutefois, au-delà de la clairvoyance de ce constat, peut-on véritablement dénier toute sacralité aux ministres du Christ ?

Tout d’abord, qu’est-ce que le sacré ? Carl Gustav Jung définit « le sacré » comme l’expérience affective du numineux. Autrement dit, le sacré est un affect que l’homme ressent au plus profond de son âme lorsque la présence du divin s’impose objectivement à sa conscience. La Bible, quant à elle, assimile cet affect à une crainte révérencielle – le tremendum – que produit dans le cœur l’appréhension de la Gloire de Dieu. « Terribilis est locus iste » s’écrie Jacob au sortir de son songe (Gen., 28, 17). « Que ce lieu est terrible : ce n’est rien de moins que la porte du ciel ! » Et pour bien signifier et rappeler l’espace sacré qu’est ainsi devenu le lieu de sa couche, le patriarche élève une pierre qu’il va oindre – donc un dolmen – et change aussitôt le toponyme de cet endroit en « Bethel » qui veut dire « Maison de Dieu. » La sacralisation d’une chose, ou d’un espace ou du temps est ainsi liée à la phénoménologie de l’esprit, c’est-à-dire aux processus internes qui régissent son fonctionnement lorsque celui-ci est affecté par la conscience d’être en présence de la gloire de Dieu.

Ainsi, selon qu’elles incarnent et reflètent des perfections divines, comme l’existence en soi, ou le beau en soi, etc., les choses de ce monde revêtent un caractère sacré au regard de la conscience religieuse de l’homme. Par exemple, en accomplissant la partition téléologique que leur dictent leurs natures, les choses, comme en témoignent les Psaumes, sont perçues par l’homme comme étant les chantres naturels de la création. Ainsi s’exclame le psalmiste : Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament raconte l’ouvrage de ses mains (Ps 18, 2). Par conséquent, en étant ce qu’elles sont, ou bien simplement par le fait même d’exister, les choses de ce monde racontent en elles-mêmes la gloire de Dieu, c’est-à-dire la bonté du Créateur qui leur donne d’être et d’exister. Mais contempler Dieu dans le miroir des choses peut aussi conduire au panthéisme, c’est-à-dire à la divinisation de la nature, comme cela est déjà arrivé dans certaines religions antiques. Et là, vous allez comprendre où est-ce que je veux en venir.

En effet, si j’ai pris le soin de préciser ce préambule, c’est parce qu’il peut arriver la même chose pour le prêtre dont la sacralité peut également conduire certains fidèles à idolâtrer sa personne ou, par réflexe contraire, à assimiler l’exercice de son sacerdoce à une simple fonction nécessaire à la vie de l’Église. Dans ce dernier cas, on dénie au prêtre toute transcendance et, par conséquence logique, toute autorité, particulièrement au sein d’une société devenue hyper féminisée en raison d’une crise morale et culturelle de la masculinité. Dès lors, pourquoi des femmes ne pourraient-elles pas exercer les fonctions qu’accomplissent les prêtres ? Ne serait-ce pas là, après tout, le nouveau progrès d’une société en marche, à l’image et à la ressemblance d’une nouvelle Église en synode ?

En vérité, en vertu de son ordination sacramentelle, le prêtre n’est pas seulement un autre Christ. Il est aussi l’icône d’une paternité céleste. Plus exactement, en étant alter Christus, le prêtre, à la suite et à l’exemple de Jésus, a pour mission de révéler la bonté du Père, particulièrement à travers l’œuvre des sacrements qui manifestent sa gloire dans l’âme des fidèles. Ce faisant, le prêtre incarne et reflète, en lui-même, une perfection divine, purement intelligible et qui est celle de la paternité divine. Ainsi, tout ce qui fonde « la sacralité » du prêtre repose sur la grâce de son ordination sacerdotale en vertu de laquelle le prêtre est lui-même – existentiellement – « sacrement » de la paternité divine. C’est précisément pour cette raison que l’on appelle à juste titre le prêtre : Mr l’abbé – abba – ou bien mon Père. Et lorsque le Christ, par hyperbole, nous dit : « N’appelez personne père » – donc y compris nos propres parents – c’est bien pour nous faire comprendre que toute paternité humaine, qu’elle soit biologique ou spirituelle, est appelée à s’exercer selon la norme exclusive de la paternité divine. À plus forte raison lorsque cette paternité s’exerce dans l’ordre de la grâce, comme c’est effectivement le cas pour le prêtre qui demeure un homme. Eh oui…

Dès lors, comment distinguer, dans le prêtre, ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas ? Eh bien, je dirai de la même manière qu’on peut distinguer, dans la nature, ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Et pour vous conduire à faire vous-mêmes cette nouvelle corrélation critique, je vais m’appuyer sur un texte de saint Paul aux Romains (1, 18-32) qui, précisément, fustige l’idolâtrie dont les païens se sont rendus coupables. Voici le texte :

« Ce que l’on peut connaître de Dieu est clair pour eux, car Dieu le leur a montré clairement. Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. Ils n’ont donc pas d’excuse, puisque, malgré leur connaissance de Dieu, ils ne lui ont pas rendu la gloire et l’action de grâce que l’on doit à Dieu. Ils se sont laissé aller à des raisonnements sans valeur, et les ténèbres ont rempli leurs cœurs privés d’intelligence. Ces soi-disant sages sont devenus fous ; ils ont échangé la gloire du Dieu impérissable contre des idoles représentant l’être humain périssable ou bien des volatiles, des quadrupèdes et des reptiles. »

À travers ce passage, saint Paul nous présente 5 principes normatifs d’une authentique théodicée, c’est-à-dire d’une connaissance naturelle de Dieu, fondée sur le principe d’altérité qu’offre la création. Ces 5 principes, en quelque sorte, constituent la Torah de ce premier livre qu’est la nature et à travers lequel nous sont révélés le fait de l’existence de Dieu et quels sont ses attributs essentiels. Et c’est à la lumière de ces 5 principes que nous pourrons également saisir les 5 principes normatifs de la sacralité du prêtre.

Selon l’Apôtre, en effet, l’existence de Dieu est clairement déductible à partir des œuvres de sa création car celles-ci nous permettent d’induire une certaine idée de sa puissance éternelle (1), de sa divinité (2), de son incorruptibilité (3), de la gloire qu’on doit lui reconnaître (4) et de l’action de grâce qu’on doit lui prodiguer (5).

La sacralité du prêtre repose ainsi sur la puissance éternelle de Dieu car sa paternité s’exerce précisément dans l’ordre de la grâce. Elle est une paternité spirituelle ordonnée à connaturaliser les âmes à la vie intime de la Trinité et à la société surnaturelle que forment les saints. Et passer ainsi des ténèbres à l’admirable lumière de Dieu – comme le dit saint Pierre – implique la même puissance divine qu’exige le passage du néant à l’être. Le célibat du prêtre est alors le signe de cette paternité purement intelligible. C’est pourquoi, chacun doit se garder de revêtir le prêtre des catégories sociologiques du monde dans lequel nous vivons. Par exemple, de nombreux catholiques souhaiteraient que les prêtres puissent se marier sous prétexte que le mariage est une valeur en soi dont les prêtres sont injustement privés. Or, le célibat sacerdotal est également une valeur en soi ! Il n’est pas le lieu, ce soir, d’en développer tous les aspects. Je rappellerai seulement que dans son aspect de signe, le célibat consacré révèle précisément l’universalité de la paternité du prêtre dont le destinataire est potentiellement tout baptisé. D’une certaine manière, le célibat du prêtre est la condition d’une virilité sociale lui permettant d’engendrer les âmes à la vie divine et, au-delà, d’être tout à tous.

La sacralité du prêtre repose aussi sur la divinité de notre Père céleste. C’est un corolaire du premier principe. Comme je l’ai déjà expliqué, le prêtre est en lui-même le « sacrement » de la paternité divine. La bonté paternelle qu’il doit par conséquent s’efforcer d’incarner et de refléter n’est donc pas celle de nos pères humains mais celle de Dieu. Par conséquent, ne demandez pas au prêtre de correspondre à vos propres catégories psychologiques, en lui demandant sans cesse d’être « le père idéal » que vous aimeriez enfin rencontrer ou bien retrouver.

La sacralité du prêtre, encore, repose sur l’incorruptibilité de Dieu. La paternité que le prêtre est donc appelé à exercer ne peut en aucun cas se laisser gouverner par le chantage affectif des uns et des autres. Je dis peut être les choses crûment mais combien de fois ne rappelle-t-on pas sournoisement au prêtre qu’il est précisément « un père » afin de le faire céder sur telle ou telle chose, en soi non-négociable ? Ainsi, tel prêtre devrait-il fermer les yeux à l’égard de telle ou telle situation conjugale peccamineuse ou bien prendre parti dans telle ou telle autre situation… Par conséquent, n’habillez pas le prêtre, pour ainsi dire, de vos propres catégories politiques, morales ou juridiques. Car le prêtre demeure le gardien de la communion ecclésiale même si cette vigilance doit parfois et concrètement s’exercer à l’encontre de nos revendications immédiates.

Quatrièmement, la sacralité du prêtre repose sur la gloire de Dieu. En ce sens, la paternité spirituelle du prêtre doit véritablement conduire les fidèles à glorifier la paternité de notre Père céleste et non celle du prêtre. Et là je m’adresse spécialement à mes frères prêtres. Qu’il est ô combien facile, à travers nos propres réussites, de considérer l’œuvre du Seigneur comme notre œuvre propre. Si nous succombons à cette tentation narcissique, nos paroisses s’enferment ensuite dans un égocentrisme pastoral où chacun vit sa foi comme s’il était seul au monde. Par conséquent, chers frères et sœurs, de votre côté, n’encouragez pas vos prêtres à devenir les « pères » d’une clientèle. Aucun prêtre, en effet, n’est appelé à travailler pour son compte personnel. N’habillez donc pas les prêtres de vos propres catégories ecclésiologiques : anté-conciliaires ou post-conciliaires. Comme c’est le cas au sujet du mystère du Christ, le mystère de l’Église et le mystère du prêtre demeurent les mêmes : hier, aujourd’hui et à jamais.

Enfin, la sacralité du prêtre repose sur l’action de grâce qui revient en toute justice au Seigneur. Si la paternité du prêtre est sacrée, c’est précisément afin qu’elle puisse être réellement « le signe et le don » d’un Tout-Autre Père dont la miséricordieuse bonté s’exerce au bénéfice de vos cœurs, quels que soient les abîmes de vos plus secrètes détresses. Aussi la sacralité du prêtre doit-elle conduire les fidèles à l’action de grâce, particulièrement à travers la célébration de l’Eucharistie qui, par excellence, est l’action de grâce des fils de Dieu. C’est pourquoi, ultimement, ne revêtez pas le prêtre de vos propres catégories liturgiques : charismatiques, traditionnalistes, progressistes, etc… Exigez d’eux seulement ce que demande l’Église notre Mère qui, dans le mystère de sa constitution divine, demeure instruite et conduite par l’Esprit-Saint.

En somme, pour conclure, je dirai que la sacralité du prêtre, comme expression de la paternité divine qu’il a mission d’exercer, doit demeurer, dans l’immanence de nos sociétés humaines, le signe d’une transcendance divine qui doit nous « pousser » vers les réalités du Ciel, hors de nous-mêmes, c’est-à-dire hors de la matrice intellectuelle que représentent nos propres catégories. En définitive, c’est à la connaissance de notre Père du Ciel que nous conduit la sacralité du prêtre.

Comme il faut alors défendre la sacralité de toute vie humaine et la sacralité de toute victime, n’ayez pas peur, de votre côté, de défendre la sacralité du prêtre aux yeux du monde, quels que soient les atrocités commises par quelques-uns. Et, surtout, exigez de vos prêtres qu’ils vous mettent en présence du sacré, c’est-à-dire qu’ils vous instituent personnellement dans une relation filiale et transcendante avec notre divin Père des Cieux dont Jésus ne cesse jamais de louer la bonté.