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L’ange gardien de Napoléon

Article publié le 7 mai 2021 par Père Jérôme MONRIBOT dans Billets spirituels

Dans son homélie du 5 mai, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon, Mgr de Romanet a insisté sur les dernières considérations que l’Empereur, à Sainte-Hélène, portait vis-à-vis du christianisme et de la divinité du Christ (1). Il est vrai que ces paroles de Napoléon trahissent, en quelque sorte, un retour à Dieu, sinon, pour le moins, une ouverture à la miséricorde divine. Pour ma part, c’est ce que j’ai aussi entrepris de « montrer » à travers ce texte que je publie sur le site de notre association. J’ai essayé, au-delà des polémiques qui entourent les décisions que prit l’Empereur durant son règne, de percer le mystère de sa personne, en le considérant d’en haut, c’est-à-dire du point de vue de son ange gardien. Ce mystère qui entoure Napoléon rejoint alors celui de tout homme : car il concerne la permissivité divine de la souffrance humaine. Si Dieu permet qu’adviennent d’indicibles souffrances, c’est parfois qu’elles seules, en définitive, peuvent salutairement briser les digues de notre orgueil ou élever notre conscience à la connaissance de quelques réalités susceptibles de provoquer en nous des actes de foi, d’espérance et de charité.

« L’encombrante commémoration de Napoléon… », écrivait un journaliste de L’OBS en date du 2 mai 2021 (2). Il est vrai que le sujet fait actuellement polémique, puisqu’aujourd’hui, le 5 mai, il y a exactement 200 ans que l’Empereur, exilé à Sainte-Hélène, rendait à Dieu son dernier souffle, « le plus puissant, selon les mots de Chateaubriand, qui jamais animât l’argile humaine. »

Mais justement, que chacun puisse y songer… Le premier de tous les droits, pour Napoléon aussi bien que pour le dernier tambour de ses armées, fut certainement d’avoir une âme. Une âme impérissable créée à l’image et à la ressemblance de Dieu. La foi nous enseigne aussi, dès lors, que l’âme de n’importe qui, fût-ce celle d’un imbécile ou d’un génie, est infiniment plus précieuse que toutes les richesses du monde. Si cette certitude devait être mise en doute, le dogme universel de la Rédemption par le Corps livré et le Sang versé d’un Dieu fait homme deviendrait alors absurde.

Napoléon, comme chacun de nous, avait donc une âme, avec ses passions propres, sa puissance de calcul, ses blessures intérieures, ses fulgurantes intuitions. C’est par son âme qu’il gagna toutes ses batailles. C’est par elle qu’il fut un général inégalé et un chef d’État hors pair. C’est par son âme, également, qu’il s’éleva sans doute à quelques orgueilleuses entreprises qui coûtèrent la vie à d’innombrables jeunes gens de toutes nations, bien qu’il y fût poussé par d’invisibles forces – celles du destin de la France – dont le génie faisait alors ombrage aux projets mercantiles d’une Angleterre aux abois, toujours prête à soudoyer les autres puissances du continent pour conserver le monopole de son négoce. Il ne fallut pas moins cinq coalitions successives pour abattre le grand homme.

Mais ce prétendu « bourreau » qu’était Napoléon était en réalité une âme indulgente, toujours prête à pardonner, croyant même à la mansuétude des autres et on sait ce que lui coûta cette illusion lorsqu’il décida lui-même, à Rochefort (1815), de livrer sa personne – comme il le dit lui-même – à « la générosité du plus magnanime et constant de ses ennemis » qui était l’Angleterre. Par exemple, à son retour d’Égypte (1799), il pardonna à Joséphine les impudicités dont elle s’était rendue coupable durant son absence. À Austerlitz (1805), il laissa la liberté au tsar Alexandre, qu’il pouvait faire son prisonnier. Après Iéna (1806), alors que les populations aspiraient elles-mêmes à vivre sous le Code civil des Français, il laissa pourtant le roi de Prusse sur son trône, soucieux d’apporter des garanties de paix aux vieilles monarchies européennes, inquiètes de voir leurs sujets désirer à leur tour quelques libertés. À Wagram (1809), il refusa de morceler en plusieurs États indépendants l’Empire autrichien, pourtant quatre fois battu depuis 1796. Démantèlement qu’imposera plus tard, au traité de Versailles, l’ancien communard que fut Georges Clémenceau, et qui poussera l’Autriche dans les bras d’Hitler. À Moscou (1812), contre l’avis de quelques conseillers, il refusa aussi d’abolir le servage – alors toujours en vigueur en Russie – afin de ne pas voir plonger le pays du tsar dans le chaos qu’avait connu la France en 1789… Non ! Poussé par les événements et les circonstances de l’Histoire, qui manifestent, en quelque sorte, le style littéraire de la Providence divine à l’égard de nos patries charnelles, Napoléon fut, selon les mots de Victor Hugo : « Le crachat tricolore de Dieu. » 

En fait, l’histoire de Napoléon est sans doute la plus ignorée de toutes les histoires, malgré les innombrables livres écrits à son sujet ou sur l’épopée impériale. On raconte même qu’un ouvrage est publié chaque jour sur Napoléon… Toutefois, plus on étudie le personnage en profondeur et plus on découvre alors que l’Empereur fut un homme à qui nul ne ressembla… et c’est tout ! Même l’historien le plus chevronné, en définitive, ne verra le monde que de son propre point de vue et n’échappera donc pas totalement à quelques anachronismes, comme ce fameux rétablissement de l’esclavage sous le Consulat… L’Histoire, en réalité, n’est pas qu’une succession de faits bruts. Elle comporte elle-même sa propre histoire dont les ressorts secrets ne peuvent être perçus que par Dieu seul, Maître des contingences et dont le regard embrasse la totalité de l’espace et du temps.

La foi catholique nous enseigne aussi que tout homme est accompagné d’un ange chargé de veiller sur son âme de sa naissance jusqu’à sa mort (3). Ce compagnon spirituel, en quelque sorte enchaîné temporairement à notre destin, est à la fois, pour notre conscience, un conseiller et un juge. Et lorsqu’un homme fait le mal, cet ange se retire alors au plus profond de l’âme pécheresse de son protégé et pleure comme des esprits peuvent pleurer… 

Quel fut l’ange gardien de Napoléon que lui-même appelait naïvement sa « bonne étoile » ? Je ne saurais répondre à cette question… Fut-il l’un de ces séraphins, appartenant à la plus haute sphère de la hiérarchie céleste des anges ? Je ne le pense pas, cependant. 

Un Bernadotte (4), par exemple, ou bien un traitre comme le duc de Raguse (Marmont) avaient sans doute tous deux besoin d’être assistés par l’un de ces hauts dignitaires et ministres de la grâce divine, tant était grande la médiocrité de leurs âmes. Mais pas Napoléon ! Je crois, au contraire, compte-tenu du génie propre à son âme, que l’Empereur fut assisté du plus petit de ces esprits célestes. Un modeste protecteur, en somme, capable, à Sainte-Hélène, de tourner vers notre Père céleste le cœur meurtri de l’auguste exilé. « Si je fusse mort sur le trône,  disait-il à Longwood, dans les nuages de la toute-puissance, je serais demeuré un problème pour bien des gens. Mais aujourd’hui, grâce à mon malheur, chacun pourra me juger à nu. Chaque heure qui passe me dépouillera alors de ma peau de tyran… » 

À Sainte-Hélène, l’Empereur déchu, à qui l’on refusera même d’inscrire « Napoléon » sur la dalle de sa tombe, n’est plus qu’un père douloureusement séparé de son fils – l’Aiglon – élevé en prince autrichien à la cour de Vienne… « Le malheur, disait encore l’Empereur sur son île, a aussi ses bons côtés, il nous apprend des vérités… C’est seulement maintenant qu’il m’est donné d’examiner les choses en philosophe. » 

Le 5 mai 1821, Napoléon rendait donc à Dieu son dernier souffle de vie : « Je meurs, écrivait-il au début de son testament, dans la religion catholique, apostolique et romaine au sein de laquelle je suis né. » Quelques temps avant sa mort, il avait lui-même confessé à l’abbé Vignali, chapelain de Longwood, venu lui administrer les derniers sacrements : « Le plus beau jour de ma vie ne fut pas celui de mon sacre mais celui de ma première communion » (5).

Alors oui, quoique bon ou mauvais génie selon le point de vue à partir duquel on observe Napoléon, qu’on le divinise ou qu’on le diabolise, j’affirme néanmoins que l’âme de Napoléon avait elle aussi un ange gardien. Compagnon invisible de sa grandeur et de sa déchéance, au-delà des vicissitudes de la Révolution et de la grande épopée impériale, ce petit ange – dont on ignore le nom à l’instar de celui de Gethsémani – sut néanmoins conduire l’Empereur, à la fin de sa vie, à désirer les véritables fruits de la Gloire, les célestes, ceux-là mêmes que le Verbe fait chair conquit pour nous par les armes de sa Passion et de son Amour.

(1) Cf. https://dioceseauxarmees.fr/leveque/propos-et-homelies-de-mgr-antoine-de-romanet/5942-homelie-de-mgr-de-romanet-pour-la-messe-du-bicentaire-de-la-mort-de-lempereur/

(2) Cf. https://www.nouvelobs.com/histoire/20210502.OBS43560/l-encombrante-commemoration-de-napoleon.html

(3) Cf. Catéchisme de l’Église catholique n° 336.

(4) On raconte du Maréchal Bernadotte qu’il se serait fait tatouer la devise suivante : « Ni dieu, ni maître ».

(5) Cf. l’ouvrage Napoléon Bonaparte, Conversations sur le christianisme, Éditions du Rocher-Artège (2014).